L'invasion russe de l'Ukraine et la nature des relations irano-russes
Cet article est une traduction autorisée du Dr Ali Fathollah-Nejad et a été initialement publié le 21 mars 2022 dans le MEI (Middle East Institute).
L'invasion de l'Ukraine par la Russie le 24 février, qui a déclenché le premier conflit majeur en Europe depuis les guerres des Balkans des années 1990, marque un tournant dans l'histoire de l'après-guerre froide du continent. Le conflit pose d’importants défis en matière de sécurité aux pays de toute l'Eurasie et au-delà, et a donné lieu à des changements inattendus dans les paradigmes de la politique étrangère et de sécurité européenne établis de longue date vers les autocraties, comme l'illustre le cas de l'Allemagne. L'Iran n'est nullement à l'abri des changements géopolitiques en cours.
Avant que la guerre en Ukraine n'éclate, après près d’un an d’allers-retours diplomatiques à Vienne, les négociations sur le nucléaire iranien semblaient prêtes à relancer le Plan d'action global conjoint (JCPOA) de 2015. L'invasion, qui a pris de nombreux Occidentaux par surprise, a d'abord conduit Téhéran et Moscou à modifier apparemment leurs positions, suscitant une incertitude généralisée sur les pourparlers et même la crainte de leur effondrement. À la fin du mois de mars, toutefois, les pourparlers semblent avoir repris leur cours normal et devraient déboucher rapidement sur un accord.
Au-delà du JCPOA, la nouvelle guerre froide opposant la Russie de Vladimir Poutine à l'alliance transatlantique a également relancé les débats en Iran sur ses implications pour la position du pays dans l'ordre mondial. Dans ce contexte, il est essentiel d'analyser le discours intérieur de l'Iran sur son puissant partenaire russe – certains pourraient dire le suzerain – et sa relation avec les dirigeants de Téhéran.
Réactions iraniennes à l'invasion de la Russie et à l’attitude de Moscou en tant que suzerain
Les espoirs géopolitiques de Téhéran
La réaction officielle de la République islamique d'Iran à l'invasion russe, tant par les médias d'État que par les officiels, a fait écho à la propagande de guerre de Moscou, tout en se félicitant du bout des lèvres de «la préservation de l'intégrité territoriale et de la souveraineté nationale de tous les pays» (selon les mots du président Ebrahim Raïsi). Dans la plupart des cas, l'invasion a été décrite comme une «opération spéciale» russe provoquée par l'expansion vers l'est de l'alliance de l'OTAN dirigée par les États-Unis. De ce point de vue, la Russie ne fait que préserver sa sécurité face à des décennies d'expansionnisme occidental déstabilisant. Ce discours a été promu par les principaux médias iraniens (affiliés à l'État et au Corps des gardiens de la révolution islamique ou CGRI) et leurs représentants (dont le guide suprême, le président, le ministre du renseignement et l'imam de la prière du vendredi à Téhéran). Selon eux, l'invasion de l'Ukraine par la Russie constitue un acte de résistance nécessaire contre l'agression de l’Occident et de l’OTAN, et c’est donc à ces derniers qu’il faut imputer la responsabilité de l'escalade actuelle. En défendant la Russie, ils justifient implicitement la propre position régionale offensive de l'Iran, connue sous le nom de « défense avancée, que Téhéran aime également présenter comme une réaction légitime à l’expansionnisme américain tout aussi déstabilisant dans son étranger proche.
Du point de vue de ce groupe d'élite, l’action de la Russie contre l'Ukraine face à l'hésitation de l’Occident est conforme aux intérêts de Téhéran et s’inscrit dans la grande stratégie iranienne consistant à affronter les États-Unis et à projeter sa puissance au Moyen-Orient et au-delà. La réticence occidentale à intervenir, notamment militairement, est un signe poignant du déclin de la puissance américaine. L'image des prouesses militaires américaines avait déjà été mise à mal par le fiasco du retrait de l'Afghanistan l'automne dernier et d'autres bourbiers d'Asie occidentale dans lesquels les États-Unis et leurs alliés n'ont pas réussi à venir à bout de groupes alliés à l'Iran. En somme, ces mésaventures ont privé Washington de son statut de superpuissance dans les relations internationales.
Les préoccupations iraniennes concernant la Russie de Poutine
Toutefois, le récit pro-Kremlin de la République islamique n'est pas resté incontesté. Des fissures importantes sont apparues, même dans certains grands medias, et en particulier dans la société iranienne. Ceux qui cherchent à mettre en Avant des contre-récits se heurtent toutefois à des obstacles de taille.
La tutelle russe sur les reportages des médias iraniens - une démonstration de néocolonialisme
Après que l'ambassade de Russie à Téhéran a condamné un rapport de l'agence de presse Tasnim - qui, curieusement, est affiliée au CGRI pro-Moscou – en le qualifiant de "fake news" pour avoir qualifié l'opération de Poutine en Ukraine d'"invasion", le rapport a été mis hors ligne et remplacé par un autre qui reflète étroitement le formulation officielle du Kremlin. Dans un autre cas, l'ambassade a critiqué un quotidien réformiste iranien qui reprochait à la Russie de menacer de faire dérailler les négociations du JCPOA. Plus tard, le 9 mars, l'ambassadeur de Russie à Téhéran a tenu une conférence de presse exhortant les médias iraniens à ne pas utiliser les termes «guerre» ou «invasion» dans leur reportages, une ingérence flagrante dans les affaires intérieures iraniennes qui a attisé la colère dans le pays.
Ces cas rappellent des interventions similaires de l'ambassade de Chine en Iran contre des reportages médiatiques et des déclarations officielles défavorables, tout récemment au sujet du stationnement présumé des forces de sécurité chinoises en Iran pour protéger ses intérêts d'investissement. Plus tôt, au cours de la première année de la pandémie, l'ambassade de Chine était intervenue pour faire taire les sceptiques des statistiques officielles de Pékin sur le COVID-19.
Cette ingérence des ambassadeurs des deux grandes puissances non occidentales dans les affaires intérieures de l'Iran reflète la nature des relations de Téhéran avec la Russie et la Chine, dont dépend toute la stratégie géopolitique iranienne du «regard vers l'Est». Un écart de pouvoir béant entraîne une faiblesse et une dépendance chroniques de lÌran, faisant planer le spectre d'un arrangement néo-féodal dans lequel les dirigeants de Téhéran suivent les diktats de leurs maîtres à Moscou et à Pékin. Cependant, le nouveau statut de paria de la Russie peut améliorer la position de l'Iran dans les relations bilatérales, mais seulement si Téhéran joue prudemment ses cartes et ne dégénère pas en une puissance qui suit simplement les caprices de Poutine.
Au fond, la politique de «regarder vers l'Est» de l'Iran a pour objectif non seulement le développement économique et le soutien politique contre la pression occidentale, mais aussi la survie même d'un régime dont le soutien interne a été vidé. Moscou et Pékin soutiennent ce régime vacillant de l'extérieur. Ainsi, la République islamique se retrouve à accorder des concessions aux intérêts russes ou chinois, et parfois même à essayer d'anticiper leurs désirs apparents.
Dans ce contexte, les craintes liées à l'accord de coopération global de 25 ans déjà signé par l'Iran avec la Chine se reflètent dans celles liées à l'accord de 20 ans prévu avec la Russie. Ces deux accords à long terme, qualifiés de "stratégiques", manquent de transparence et ont donc alimenté de folles spéculations. Les théories abondent selon lesquelles les dirigeants de la République islamique seraient en train de vendre le pays dans le seul but de consolider leur propre pouvoir face à des pressions nationales et internationales sans précédent avec l'aide de ces grandes puissances non occidentales et de leurs vetos au Conseil de sécurité des Nations unies.
L’un des principaux piliers de l'accord avec la Russie, dont le ministère iranien des Affaires étrangères a déclaré en décembre dernier qu'il était «presque finalisé», est que Moscou protégera les intérêts de Téhéran au Conseil de sécurité de l'ONU et dans le cadre du JCPOA, et lui fournira enfin du matériel militaire de pointe (comme le système de défense antimissile S-400 et les avions de combat Sukhoi Su-35) en échange de l'obtention par la Russie d'accords favorables sur les champs pétroliers et gaziers iraniens. Cet accord de 20 ans coincide avec un autre accord conclu entre les deux pays à l'automne dernier, qui accorde aux entreprises russes la plus grande part du champ gazier géant de Chalous, récemment découvert sur le territoire iranien de la mer Caspienne (suivies par les entreprises chinoises et seulement ensuite par les entreprises iraniennes, plus concrètement celles affiliées à l'IRGC).
Pour la Russie, l'Iran a été un véritable atout, qui lui a permis de tirer parti de la «menace iranienne» vis-à-vis de l'Occident tout en bénéficiant économiquement des liens avec Téhéran, notamment en redynamisant son industrie nucléaire grâce à son rôle de premier plan dans le programme nucléaire iranien. Par conséquent, si l'Iran normalise ses relations avec l'Occident, cela risque de réduire fortement l'influence de la Russie. En d'autres termes, un Iran orienté vers l'Occident constituerait une plus grande menace pour les intérêts de Moscou qu'un «Iran nucléaire».
Préoccupations sociétales et géopolitiques
La nature et les ramifications possibles de la relation entre l'Iran et la Russie font l'objet de vif débat au sein de la société iranienne. Les craintes iraniennes découlent de l'inégalité des relations bilatérales et du décalage perçu entre les intérêts nationaux et ceux du régime vis-à-vis de la Russie – ou de la Chine d'ailleurs.
Ces préoccupations concernant la Russie sont ancrées à la fois dans l'histoire et dans les réalités géopolitiques. Les souvenirs amers du bombardement du parlement iranien en 1908 par la brigade des cosaques perses dirigée par la Russie, qui visait à torpiller la révolution constitutionnelle, ainsi que l'invasion anglo-soviétique de 1941, sont encore présents dans la conscience collective et rappellent la volonté du Kremlin de faire peu de cas de l'Iran dans la poursuite de ses intérêts. En outre, certains éléments de la communauté de la politique étrangère iranienne considèrent que la Russie fait volte-face lorsqu’il s’agit de l’éternel conflit entre l'Iran et l'Occident. Pour eux, Moscou est un acteur opportuniste qui ne cherche qu’à atteindre ses propres objectifs, même si cela implique de contredire la rhétorique officielle qui fustige les États-Units et l’Occident, y compris sa propension à entretenir la flamme du conflit Iran-Occident comme moyen de maximiser la position de Moscou dans cette relation triangulaire conflictuelle. La Russie est notamment accusée de rompre les contrats de fourniture d'armes, de saboter le processus du JCPOA et maintenir des liens étroits avec les ennemis régionaux de l'Iran (Israël, les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite).
En outre, la societé s’inquiète plus largement de l’alliance à long terme que le régime iranien espère forger avec les autocraties de Russie et de Chine, qui partagent les mêmes idées. Bien que peu fréquentées, les manifestations anti-guerre devant l'ambassade d'Ukraine à Téhéran, agrémentées de chants de marg bar Poutine ("mort à Poutine"), illustrent le sentiment anti-Moscou. Ces réserves à l'égard de la Russie s’appliquent également à la Chine. Pourtant, il n'y a pas d'opposition organisée à l'approfondissement des liens du régime avec l'une ou l'autre.
Les intérêts du régime et ceux de la société iranienne s'opposent au sujet de la Russie. Alors que le premier considère la Russie comme un formidable garant militare et sécuritaire de sa stabilité et de sa survie, la seconde voit dans ce soutien une menace imminente pour les aspirations démocratiques. Les Iraniens favorables à la démocratie craignent que Moscou ne renforce l'appareil répressif de leur pays, voire qu’elle ne déploie son armée si des manifestations populaires venaient à mettre en péril le régime, comme on l’a vu en Syrie et au Kazakhstan. La relation entre les régimes russe et iranien est également renforcée par leurs parallèles: tous deux sont des pétro-États dotés des classes dirigeantes de type mafieux, dirigées par des autocrates tout-puissants qui n'ont pas peur d'utiliser la manière forte et qui sont guidés par leur nostalgie des jours de gloire des empires passés.
Le docteur Ali Fathollah-Nejad est chercheur associé et auteur du dossier Iran in Focus à l'Institut Issam Fares pour la politique publique et les affaires internationales (IFI) de l'Université américaine de Beyrouth (AUB). Il est également l'auteur de Iran in an Emerging New World Order: From Ahmadinejad to Rouhani (2021) et l'initiateur et co-animateur du Berlin Mideast Podcast (Konrad Adenauer Foundation). Il est affilié au Center for Middle Eastern and North African Politics de la Freie Universität (FU) de Berlin et au Centre d'Etudes de la Coopération Internationale et du Développement (CECID) de l'Université libre de Bruxelles (ULB). Vous pouvez le suivre sur Twitter.